Des amis m'ont transmis une réponse de M. Fethi Ben Slama (que l'on peut aisément trouver sur sa page fb) auquel je réponds ici. Comme il n'est pas mon ami sur fb, je lui fait transmettre ce texte par quelqu'un qui peut le faire, en m'excusant auprès de lui de ne pouvoir le faire directement. GN
Monsieur Fethi Ben Slama, je le dis sans ironie, m’a fait un grand honneur en me consacrant un long texte où il critique les positions que j’avais développées dans mon article « Langage et contre-révolution ». Peut-être, s’il avait attendu une journée, aurait-il pu en même temps critiquer mon second article, sans doute plus explicite, au moins par son titre « En finir avec le RCD ». Je réponds ici à ses arguments, parce qu’il est une personnalité, certes, mais surtout parce que je m’efforce toujours de répondre à tous ceux qui m’ont accordé leur attention, et ont pris le temps d’exprimer, par leur réaction, que mon discours, qu’ils l’approuvent ou non, méritait d’être lu.
A la lecture de ce texte sur la vie politique du début de la nouvelle ère, j’ai d’abord fait la constatation suivante : FBS n’utilise pas beaucoup le terme révolution pour parler de ce qui se passe en Tunisie. Ce terme apparait deux fois, d’abord quand il dit « … que nous utilisons aujourd’hui après la révolution », puis lorsqu’il cite « la Haute Instance pour la réalisation des buts de la révolution ». Cette omission relative me semble significative, car les lieux d’où nous parlons, FBS et moi, sont aussi éloignés l’un de l’autre qu’une « démocratie [dans son] enfance » l’est d’une révolution en cours. Je suis du côté de la révolution, avec ses soubresauts, ses va-et-vient, ses avancées et ses reculs, et je m’efforce, dans ce parcours apparemment chaotique d’essayer de trouver des repères, de poser des balises, pour que la lutte révolutionnaire poursuive son chemin.
Cette révolution a été dirigée contre une structure étatique d’un type particulier, basée sur un parti unique qui n’avait plus rien du parti dont il était issu, mais dont la transformation était inexorable : le système instauré par Bourguiba, le régime présidentiel centralisé, nécessitait un parti pour palier l’absence d’espace démocratique de discussion politique à la base ; le rôle du parti unique est devenu de plus en plus important, au fur et à mesure qu’il s’éloignait des objectifs de l’indépendance pour construire un pays et une économie dominés par l’Etat et le parti, qui est devenu un lieu de profit sur le dos du peuple qu’il encadrait et maintenait tranquille par la terreur et la répression ; il a fini par fonctionner comme une mafia. Libre à ceux que les termes malfaiteurs ou rackett choque de les rejeter pour leur caractère infâmants. Dans le déroulement de la révolution, les jeunes n’ont certes pas utilisés d’adjectifs, ils ont brûlé cellules et sièges des comités de coordination du RCD, en même temps qu’ils s’en prenaient aux symboles de l’Etat, sièges des gouvernorats, des délégations et postes de police. Cela peut paraître choquant, mais la révolution (qui n’est pas un dîner de gala, disait Lénine) a clairement exprimé que le RCD n’était pour elle qu’une bande de malfaiteurs qu’il fallait écarter du pouvoir, et juger pour leurs crimes et délits. Je suis, pour ma part, totalement solidaire avec cette révolution, et je m’efforce de lui apporter ce que je peux pour l’aider à comprendre le sens implicite de son déroulement et, autant que possible, le destin probable vers lequel son dynamisme peut la conduire.
Dans l’enfance d’une démocratie, il n’est plus question de la révolution et de ses ennemis. On a exorcisé tous les démons du passé, qu’on refuse de nommer en ce que rien ne serait clair, et tout le monde a les mêmes droits d’exister et de prétendre au pouvoir, même ceux qui, dans le passé, ont utilisé ce pouvoir pour opprimer et asservir. J’exagère : FBS accepte l’idée que ceux qui ont commis des crimes soient jugés, mais cela semble une clause de style vide de sens, quand on sait que tous ceux qui ont eu une responsabilité au sein du RCD sont susceptibles d’avoir au moins été des agents et/ou des bénéficiaires de la corruption. On nous oppose les milliers qui, en étant exclus injustement du corps politique commun, seraient du même coup disponibles pour des aventures ailleurs : cela est facile, pour éviter de choquer, la révolution devrait se priver de vérifier que les anciens destouriens n’étaient que des gens qui prenaient leur carte du RCD par nécessité, vérification qui demande un délai. Du reste, les adhérents du RCD en question ne voudraient participer à la politique que pour les mêmes raisons ; assurer leur emploi ou leur sécurité. Si la démocratie « grandit en âge » ce genre de militants devrait disparaître, avec la moralisation des mœurs politiques… De quel droit éliminer un groupe de la vie publique ? demande FBS. A part le fait qu’il s’agit de la possibilité d’accéder à des responsabilités politiques, il y a un droit supérieur à tout autre considération ; la légitime défense de la révolution. Mais pour l’admettre, il faut se ranger du côté de cette révolution, dans les faits.
Je m’aperçois que je n’ai pas répondu à l’argument de FBS sur le centre, la gauche et la droite. Je récuse la comparaison qu’il fait avec la société civile : ce concept est presque aussi récent en Tunisie que dans les vieilles démocraties. Il y avait un début de société civile qui s’est affirmée contre le régime de Ben Ali, alors que chez nous, centre et droite explicite viennent à peine d’être inventés, pour justifier des postures politiques et non pour rendre compte de la place de chaque formation en fonction des intérêts qu’elle veut défendre. Et les Destouriens, sous toutes leurs apparences, ne peuvent servir que les intérêts d’apparatchiks vivant aux crochets du pays : est-ce là un centre, sur le plan socio-économique ?
Quant à l’implication de Béji Caid Essebsi dans les décisions proposées par telle ou telle instance, il n’y était jamais vraiment étranger, puisqu’il les discutait avant de les faire signer par Mbazaa. Pour ce qui est de l’autorisation des partis : à ma connaissance, au moins deux partis n’ont pas été autorisés, ce qui montre, a contrario, qu’on a sciemment permis à des partis inconsistants d’avoir le visa.. Mais surtout, il a pris garde à ce que ne commence pas vraiment la justice transitionnelle : maintien en place des juges contestés, prolongation de la durée des commissions sur les excès de la répression et la corruption, de manière à ce qu’elles ne puissent être relayés par des pôles judiciaires spécialisés qu’il n’a d’ailleurs pas essayé de créer ; aucune mesure véritable pour lutter contre le chômage, aucune mesure pour indiquer qu’on prenait des décisions contre les discriminations régionales,… Par contre, plans et programmes dans la continuité du régime Ben Ali, tentatives de créer des situations de fait accompli dans la politique de coopération internationale, et j’en passe.
Je ne discuterai pas ici d’Ennahdha, il faudrait beaucoup de place pour que mon propos ne s’apparente à des « réactions politiques d’adolescents gauches et colériques ». Encore que l’adolescence représente un progrès par rapport à l’enfance où l’on veut figer la démocratie tunisienne : ce sont les adolescents et les jeunes adultes qui ont permis que nous puissions avoir de tels débats.
*lien vers la critique en question, pour ceux qui ne l'ont pas lue: http://www.facebook.com/permalink.php?story_fbid=245842122158841&id=100001991645961
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