Que s’est-il passé à Siliana ?
Apparemment, rien de bien nouveau : la population revendique, le
gouverneur refuse de l’entendre, cela finit par une répression,
dure, certes, mais pas tout à fait inattendue.
En fait, c’est moins simple :
les revendications de la révolution ne sont pas satisfaites, les
nouvelles autorités sont aussi inefficaces dans ce domaine que les
anciennes, et aussi bêtement autoritaires et méprisantes vis-à-vis
du peuple qu’elles sont censées servir. Le manque de discernement
de ce pouvoir ne lui a pas permis de comprendre que ce qui continue
dans le mouvement révolutionnaire qui brandit les mêmes
revendications, c’est sa défiance totale, définitive de
l’autorité, c’est son refus d’admettre qu’une quelconque
prétendue légitimité rende cette autorité infaillible et
inattaquable, n’interdise sa critique ; la révolution l’avait
dit : la seule autorité pour elle était le peuple, et elle
n’en accepterait plus d’autre ; et elle l’a manifesté
avec éclat dans sa résistance à la répression à Siliana, dans
ses diverses levées de solidarité dans tout le pays.
En fait, sans que le gouvernement
d’Ennahdha s’en soit rendu compte, quelque chose de beaucoup plus
important que des manifestations s’est produit : la
révolution a repris sa marche, avec en tête, comme en
décembre-janvier, ses jeunes et ses femmes et, pour lui barrer la
route, on utilise la même répression sauvage, on agite les mêmes
chiffons rouges, on prononce les mêmes discours que ceux de décembre
20110 et janvier 2011. En somme, on la traite par les méthodes de
Ben Ali, avec la même répression féroce qui accroît sa
détermination, avec les mêmes discours hypocrites et mensongers sur
les violences des manifestants et les attaques contre les symboles de
l’Etat, bâtiments, matériels, etc., qui ne sont pas convaincants.
Ce qui est nouveau, c’est que ces
discours ne sont pas tenus par des adeptes de Ben Ali, où même de
Bourguiba, célèbre notamment pour son apologie du prestige et de
l’autorité de l’Etat. Au contraire, ceux-ci versent des larmes
de crocodile sur les victimes de la répression, ne manquant pas,
dans leur compassion, de demander des changements politiques
profonds… qui écarteraient pour eux les dangers de l’exclusion
et de la justice transitionnelle.
Le nouveau est que ces discours, qui
ont parfois été timidement tenus, notamment en avril 2012, par Ali
Laraied, ex-victime d’une longue répression, sont maintenant le
credo de l’ensemble d’Ennahdha : sans chercher le moins du
monde à se désolidariser de la répression, même dans ses aspects
les plus sauvages, ils donnent leur bénédiction aux brutes qui ont
utilisé des armes dont le ministre de l’intérieur « ne
savait pas qu’elles pouvaient faire de telles blessures »,
ils admettent sans broncher que la répression se poursuive bien
après qu’il ait assuré le pays qu’il y mettait, après même
l’accord de trêve signé avec l’ugtt … Ils se sont installés
à l’intérieur de la logique du système que la révolution a
ébranlé, et s’efforcent valeureusement de le remettre sur pied.
Il n’est pour l’instant pas
important de savoir jusqu’à quel point, marionnettes dépourvues
d’intelligence de la situation, ils sont tombés dans un piège
tendu par les forces de la réaction qui demeurent très puissamment
installées dans l’appareil d’Etat, et plus spécialement dans le
ministère de l’intérieur. Ce qui est fondamental, c’est que ces
victimes de la dictature ont mis moins d’une année pour assimiler
l’idéologie, les méthodes d’action, l’argumentaire et les
types de discours de la dictature. Le discours de Jebali aurait pu
être prononcé à l’identique par Zine El Abiddine Ben Ali le 12
ou le 13 janvier 2011. Et il n’a, à l’identique, convaincu
personne, un ministre Ettakatol allant jusqu’à parler de bavures
qu’il fallait traiter comme telles.
Jebali et ses camarades ont-ils oublié
ce qu’ils doivent à ces gens qui ont « saccagé les biens de
l’Etat », qui se sont attaqué à un gouverneur « symbole
de l’autorité de l’Etat », alors même qu’ils répètent
avec fierté qu’ils ont rétabli l’Etat républicain et réussi
le réconciliation avec ses anciens serviteurs ? Le fait qu’ils
soient en charge de gouverner cet Etat aurait-il, d’un coup de
baguette magique, transformé celui-ci et ses commis en un Etat « au
service du peuple et de la révolution » ? Et cette
« nouvelle » conception de la démocratie qu’ils
affichent, nous ne démissionnons pas, obtenez une motion de
censure, n’est-elle pas celle de toutes les dictatures du
monde ? A force de hurler contre les dangers de dictature
théocratique, les « démocrates » ont oublié la
présence réelle de la dictature de l’appareil de l’ex-parti
unique, servie cette fois par les islamistes.
Des questions, à vrai dire secondaires
pour la révolution, demeurent : d’abord, dans quelle mesura
Ennahdha ne s’est pas faite manipuler ? En d’autres termes,
les tenants de l’ancien régime pourraient, en apprentis-sorciers,
avoir repris les méthodes qui avaient discrédité Ben Ali pour
couler le gouvernement actuel, faisant des populations les otages de
leurs ambitions, mais provoquant également un nouveau sursaut de la
révolution. De nombreux éléments vont dans ce sens, par exemple la
forme, extrêmement brutale et cynique de l’intervention policière
(blessures dans le dos et les yeux, intrusion dans les maisons,
provocations obscènes envers les femmes), la coïncidence entre la
date de l’assaut policier avec celle du procès en appel des
dirigeants de l’appareil de sécurité de Ben Ali, comme le
prochain vote par l’ANC de deux propositions de loi, l’une
portant exclusion des élections des anciens responsables du RCD et
l’autre concernant la justice transitionnelle, dont l’article 13,
en remettant en question tous les jugements déjà prononcés, annule
les efforts réalisés pour minimiser les poursuites contre les
piliers de l’ancien régime…
L’incontestable affaiblissement
d’Ennahdha aboutira-t-il à l’ouverture de négociations avec
Nidaa Tounès sur ces points et d’autres, comme la participation ou
tout au moins le soutien à un nouveau gouvernement. Le discours du
président provisoire Marzouki, malgré sa condamnation de la
répressions et des violences de Siliana, va aussi dans le même
sens, par sa proposition de nouveau gouvernement restreint et appuyé
sur des compétences, comme par son appel au calme, de même que
toutes les initiatives de l’UGTT…
Mais cet affaiblissement pourrait aussi
remettre à l’ordre du jour l’éventualité d’un coup d’Etat
militaire, qui aurait le soutien de lardes couches de la petite
bourgeoisie urbaine : les tenants de la contre révolution en
jugeront-ils le moment favorable, l’armée acceptera-t-elle ?
Autant de points d’interrogation. Car il faut bien se rendre compte
que, pour autant que Jebali (ou n’importe quel autre nahdhaoui)
chausse les bottes de Ben Ali, pour autant que l’appareil d’Etat
a converti tout ou partie d’Ennahdaha aux mœurs de l’Etat de
parti unique, on ne voit plus très bien l’utilité de le garder au
pouvoir…
Cette question repose celle de la
problématique de la transition, décidée par les survivants de
l’ancien régime, et finalisée par Caïd Essebsi : cette
problématique ne peut mener qu’à des demi-mesures qui
affaiblissent la révolution, mais ne pourront l’arrêter, ses
racines vont très au-delà. Mais ces demi-mesures peuvent être
fatales à ceux qui dirigent le pays. Sont-ils encore capables de
s’arrêter, d’échapper à l’emprise du passé pour s’appuyer
sur la révolution ? Il est permis d’en douter, même si c’est
leur seule chance, à terme, de se maintenir, ne serait-ce qu’en
tant que partis politiques, mais ceci est leur problème.
Celui de la révolution, qui vient de
démontrer sa vigueur et son profond enracinement, est de continuer
tranquillement, comme les marcheurs de Siliana qui sont allés à
Tunis, comme les manifestantes et manifestants de tout le pays, quel
qu’en soit le coût, à lutter pour la réalisation de ses
objectifs, que chacune de ses luttes rapproche : elle n’a plus
à démontrer son existence.
GN – 2 décembre 2012